ET LA LUMIERE FUT

Si je posais la main sur la table sans appuyer, je savais que la table était là mais n’apprenais rien sur elle. Pour apprendre, il fallait que mes doigts exercent une pesée. Et la surprise, c’était ici que la pesée m’était aussitôt rendue par la table elle-même.
LE COUP DE COEUR de Françoise Klein

« Et la lumière fut » de Jacques Lusseyran a été publié en 1954. Le livre était introuvable pendant de longues années, l’édition étant épuisée. Il a été réédité aux éditions « Le Félin », dans la collection « résistance-liberté-mémoire » qui exhume des textes ayant trait à la lutte clandestine. Mais s’arrêter au côté résistance comme le fait le résumé sur la page de garde de l’ouvrage, limite la portée de ce récit qui a une dimension bien plus vaste et intime.

Je remercie Josselyne Lorin de m’avoir recommandé ce magnifique témoignage, oublié du grand public. A mon tour j’aimerais vous donner l’envie d’aller à sa rencontre, car je pense qu’il vous touchera. Ce récit irradie l’amour, la joie, la vie, dans une écriture simple et belle.

C’est l’histoire d’un homme qui a eu une enfance extrêmement joyeuse et vive « Mes parents me portaient. C’est sans doute pourquoi pendant toute mon enfance je n’ai pas touché terre. Je pouvais m’éloigner, revenir, les objets n’avaient pas de poids, rien ne collait à moi. Je passais entre les dangers et les peurs comme la lumière à travers un miroir ». Devenu aveugle par accident à huit ans, il y gagne une autre vision « on me disait qu’être aveugle, cela consistait à ne pas voir. Je ne pouvais pas croire les gens, car moi je voyais ». Il découvre un nouveau monde, son monde intérieur et il voit le monde du dehors à l’intérieur de lui.

Je n’irai pas plus loin dans le récit, car ce n’est pas tant l’histoire qui est importante, que ce que l’auteur nous transmet de sa sensibilité, la manière approfondie dont il parle de la réalité telle qu’il la perçoit.

Et comment nous, amoureux du yoga, ne serions-nous pas touchés par sa façon de décrire le monde « visible », le monde des sons, toutes ces relations tissées, nous qui dans notre pratique fermons les yeux, devenant un temps « aveugles », pour mieux percevoir, découvrir le mystère.

« C’est alors qu’un instinct (j’allais presque dire : une main se posant sur moi) m’a fait changer de direction. Je me suis mis à regarder de plus près. Non pas plus près des choses mais plus près de moi. A regarder de l’intérieur vers l’intérieur, au lieu de m’obstiner à suivre le mouvement de la vue physique vers le dehors. Cessant de mendier aux passants le soleil, je me retournai d’un coup et je le vis de nouveau : il éclatait dans ma tête, dans ma poitrine, paisible, fidèle. Il avait gardé intact sa flamme joyeuse : montant de moi, sa chaleur venait battre contre mon front. Je le reconnus, soudain amusé, je le cherchais au dehors quand il m’attendait chez moi ».

« Si je posais la main sur la table sans appuyer, je savais que la table était là mais n’apprenais rien sur elle. Pour apprendre, il fallait que mes doigts exercent une pesée. Et la surprise, c’était ici que la pesée m’était aussitôt rendue par la table elle-même. Moi qui croyais qu’étant aveugle j’allais devoir aller au devant de tout, je découvrais que c’était toutes les choses qui allaient au devant de moi. Je n’avais jamais à faire que la moitié du chemin…Si mes doigts pesaient, chacun d’un poids différent sur le contour d’une pomme, bientôt je ne savais plus si la pomme était lourde ou bien si c’étaient mes doigts qui l’étaient. Je ne savais même plus si c’était moi qui la touchais ou elle qui me touchait ; j’étais entré dans la pomme ou bien elle était entrée en moi et c’était cela, pour les choses, exister. Mes mains devenues vivantes m’avaient installé dans un monde où tout était échange de poussées…J’ai passé des centaines d’heures dans mon enfance, à m’appuyer contre les objets et à les laisser s’appuyer sur moi…Toucher ainsi – toucher comme il faut – les tomates du jardin, le mur de la maison, l’étoffe des rideaux ou cette motte de terre, c’est les voir bien sûr…mais c’est aussi bien plus que les voir : c’est se brancher sur eux, c’est au sens électrique du mot, laisser le courant qu’ils contiennent s’accrocher au courant dont nous somme chargés, ou inversement, c’est cesser de vivre devant les choses pour commencer de vivre avec elles, et tant pis si le mot paraît choquant : c’est aimer. Les mains ne peuvent pas s’empêcher d’aimer ce qu’elles ont touché complètement ».

Françoise Klein